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La vulnérabilité sociale

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L’apport du concept de désaffiliation de Robert Castel


En son article 3, le Code définit la prévention comme un

« ensemble d’actions, de type individuel et de type collectif, au bénéfice des jeunes vulnérables, de leur famille et de leurs familiers ».

Pour préciser la vulnérabilité, les travaux de Robert Castel sur la notion de désaffiliation sont utiles.

Castel considérait :

  • que parler d’exclusion était inapproprié (personne n’est jamais totalement exclu de la société, même si certains s’en rapprochent) ;
  • n’avait aucune valeur explicative (cela ne dit rien de ce que la personne a subi pour en arriver là) ;
  • et pouvait même être dangereux, en produisant un effet de classement (« eux », les exclus (pour lesquels il n’y a plus rien à faire), et « nous », les inclus).

Plutôt que considérer l’exclusion comme un état, si ce n’est comme une essence, il préférait prendre en compte les trajectoires des individus, ce qui permettait de rendre raison de l’extrême diversité des situations, ainsi que des évolutions possibles, négatives mais aussi positives, de ces trajectoires d’individus faisant toujours partie de la société et méritant d’attendre d’elle un soutien. C’est la raison pour laquelle il a forgé ce concept de désaffiliation.

Castel définit la désaffiliation comme un effet, apparaissant dans les trajectoires des personnes au terme d’une accumulation de difficultés. Ces difficultés sont de deux ordres, elles se déclinent le long de deux axes :

  • un axe d’intégration dans la société, qui est permise par l’accès à des ressources permettant aux individus d’être des actants à part entière dans cette société, d’y avoir un rôle et de pouvoir s’y développer de manière autonome. Pour Castel, le travail reste le grand intégrateur, et sa raréfaction est un des éléments qui produisent l’affaiblissement des individus sur cet axe. En ce qui concerne les jeunes, ce sont les ressources de la famille qui entrent en ligne de compte sur cet axe, mais aussi la scolarité, en ce qu’elle est censée favoriser l’intégration des jeunes dans la société.

  • Le second axe est celui de l’insertion, qui porte sur les soutiens socio-familiaux, le tissu relationnel multidimentionnel sur lequel l’individu peut – ou non – s’appuyer (familles, amis, collègues, institutions). Ce tissu peut être plus ou moins dense, ou plus ou moins lâche.

Les trajectoires des individus peuvent donc évoluer sur chacun de ces axes, qui ne sont pas indépendants l’un de l’autre : en effet, une dégradation sur un axe peut en produire sur l’autre, et inversement, une amélioration sur un axe peut être favorisée par une amélioration sur l’autre.

En croisant ces deux axes, Castel identifie des « zones de la vie sociale » 

  • La zone de l’intégration est celle où les individus cumulent des scores positifs sur les deux axes (des ressources suffisantes, des supports suffisants).

  • La zone de désaffiliation est celle où les individus cumulent des scores négatifs sur les deux axes (une absence dramatique de ressources et de l’isolement socio-familial).

  • La zone de vulnérabilité, entre les deux autres, est celle où les individus ont commencé à perdre des ressources et des supports et sont en risque de basculer vers la désaffiliation. Ils sont fragilisés.

Pourquoi ce concept peut-il être utile en matière de politique de prévention ?

La désaffiliation est un effet, et non un état ou une essence. Cet effet peut être dû à des raisons personnelles, des épreuves de la vie difficiles à surmonter, qui font vaciller les individus, mais aussi à des causes sociétales. Lutter contre la désaffiliation, c’est s’inscrire dans l’esprit du Code, dont l’exposé des motifs rappelle l’avis n°50 du CCAJ « selon lequel l’objet de la prévention est d’éviter la « loi de reproduction de la violence ». La violence est entendue ici au sens large et recouvre donc différents types, au premier rang desquels se trouve la « violence structurelle énorme » que constitue la violence économique et sociale. Cette violence structurelle est relayée par une multitude de « micro-violences », souvent invisibles, qui s’exercent au quotidien (intrafamiliales, institutionnelles, relationnelles et symboliques). » Voir La prévention, une définition sectorielle forte.

L’exposé des motifs du Code précise :

« La prévention sociale agit, en amont des risques, sur le contexte de vie afin de transformer la relation des habitants, plus spécifiquement des jeunes, avec leur environnement, de transformer la relation des institutions avec les habitants et de faire évoluer la qualité de vie des habitants. En renforçant le lien social, elle n’agit pas directement sur le passage à l’acte mais réduit les antagonismes sociaux et améliore les facteurs de régulation sur le territoire. Elle permet l’émancipation sociale individuelle et collective de publics fragilisés. »

La prévention, dans ses dimensions éducative et sociale, s’inscrit dans une attention particulière à la co-production négative des deux axes de l’intégration et de l’insertion. En enrayant cette co-production négative, elle tente de mettre en place des conditions positives pour « renverser la vapeur », et à tout le moins pour éviter que les jeunes et leurs familles ne glissent dans la désaffiliation. En tant que service d’aide spécialisée, l’AMO doit porter une attention toute particulière aux jeunes qui se trouvent dans la zone de vulnérabilité.

Quel apport de ce concept dans le cadre d’un diagnostic social ?
  • La notion de vulnérabilité sociale est d’abord un filtre pour l’analyse de l’adéquation des actions imaginées avec les missions du service : S’adresse-t-on bien à un public vulnérable, c’est-à-dire fragilisé sur les deux axes et que la désaffiliation menace si on ne fait rien ? Ce public est-il identifié ? Qu’a-t-on mis en place pour aller à la rencontre de ces jeunes vulnérables ? Par quel dispositif recueille-t-on les constats de ce qui les touche ? Parmi les options d’actions possibles, a-t-on veillé à privilégier celles qui visent particulièrement ce public, plutôt que le « tout-public » ?

  • Dans le registre des faits sociaux qui pèsent sur ce public vulnérable, quels sont ceux auxquels une politique de prévention doit, à l’échelle du territoire de l’AMO, s’atteler ?

En d’autres termes, qu’est-ce qui, hic et nunc, fragilise les jeunes sur l’axe de l’intégration ? Quelles sont les violences sournoises qui les menacent ? L’axe de l’intégration peut porter sur la scolarité (non gratuité, relégation, écrémage social, écoles mal desservies en transports en commun, non gestion du décrochage, etc.), mais aussi, avec l’allongement de l’âge des jeunes éligibles pour le travail en AMO à 22 ans, sur l’accès aux ressources financières et ses empêchements (allocations de remplacement, accès à un logement, conditionnalités excessives, etc.).

Et sur l’axe de l’insertion, outre le soutien individuel que l’AMO peut apporter, quelle analyse peut-on faire de ce qui entrave les occasions de se créer un réseau de liens sociaux et amicaux (absences de lieux de convivialité dédiés aux jeunes, couvre-feux, SAC, non-mixité sociale, stigmatisation de certains quartiers, problèmes de mobilité, etc.) ?

Quelles actions, limitées mais ciblées, peuvent-elles être mises en place, avec qui, pour quels effets ? Doivent-elles viser des groupes de jeunes, des institutions, des services, un territoire ? Faut-il travailler davantage sur un axe que sur l’autre, sans entrer dans une logique de catégorisation ?

  • La dimension temporelle des trajectoires a aussi toute son importance. Si on sait que les deux axes se co-produisent, est-on assez attentifs aux moments-charnières de la trajectoire des jeunes où ils risquent d’être plus exposés à cette coproduction négative ? Anticipe-t-on globalement ces moments, ces points de bascule ? Fait-on soi-même, à ce moment délicat, charnière avec d’autres intervenants ad hoc ?
  • Enfin, parmi ces constats, quels sont ceux qui nécessitent de monter au niveau du chargé et du Collège de prévention ?

POUR EN SAVOIR PLUS

*R. Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation » in J. Donzelot & al., Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, Esprit, 1991, pp. 137-168.

*R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

Deux carnets de l’asbl RTA :

*« La désaffiliation, un concept pertinent pour les politiques jeunesse ? », Intermag.be, 2012,
https://intermag.be/robert-castel-la-desaffilitaion-un-concept-pertinent-pour-les-politiques-jeunesse

*« Souffrance sociale et désaffiliation chez les jeunes », Intermag.be, 2013,
https://intermag.be/au-dela-de-lindignation

Deux analyses d’éducation permanente :

*J. Fastrès et E. Servais, « Des jeunes désaffiliés ? », Intermag.be, 2012,
https://intermag.be/images/stories/pdf_carnets/carnet_Castel.pdf

*J. Fastrès, « Boire un café. Un indicateur de la lutte contre la désaffiliation », Intermag.be, 2014,
https://www.intermag.be/479
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