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Les faits sociaux

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Première partie
– L’apport d’Emile Durkheim


Le Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse prévoit que les chargés de prévention

« assurent une analyse permanente des faits sociaux relatifs à la jeunesse se déroulant sur le territoire de l’arrondissement et la communiquent aux conseils de prévention en vue d’éventuelles mises à jour de leurs diagnostics sociaux et plans d’actions. » (art 11, 2°).

La notion de fait social, concept phare en sociologie dont on doit la première définition à Emile Durkheim dans un ouvrage intitulé Le suicide en 1897, mérite donc toute l’attention du secteur de la prévention.

Définitions

Un fait social peut désigner l’existence d’une expérience collective qui dépasse l’expérience individuelle ; un phénomène qui se répète avec une fréquence suffisante ; des déterminations de comportement ; une contrainte sociale.

Catégories

Exemples

Expérience collective qui dépasse l’expérience individuelle

Emeutes, ferveur des supporters d’un match de foot

Phénomène qui se répète avec une fréquence suffisante

Discrimination à l’embauche, agressions homophobes

Déterminations de comportement

Langage et consommation culturelle socialement différenciés

Contrainte sociale

Hygiène, bienséance

Les faits sociaux existent avant nous, et donc en dehors de nous et de nos consciences individuelles. Ils fonctionnent indépendamment des usages que les individus en font.

Ces types de conduite ou de pensée sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent aux individus, qu’ils le veuillent ou non (même si on ne la ressent que lorsque l’on tente d’y résister). Si l’on arrive, en fait, à s’affranchir de ces règles, ce n’est pas sans lutter contre elles. Si cette puissance de coercition externe s’affirme avec cette netteté dans les cas de résistance, c’est qu’elle existe, quoique inconsciente, dans les cas contraires. Puisque la plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous, mais nous viennent du dehors, elles ne peuvent pénétrer en nous qu’en s’imposant.

Ce n’est pas leur généralité qui peut servir à caractériser les faits sociaux. Une pensée qui se retrouve dans toutes les consciences particulières, un mouvement que répètent tous les individus ne sont pas pour cela des faits sociaux. Ce qui les constitue, ce sont les croyances, les tendances, les pratiques du groupe pris collectivement. Le fait social est distinct de ses répercussions individuelles. On peut définir aussi les faits sociaux par leur diffusion à l’intérieur du groupe, sans oublier qu’ils existent indépendamment des formes individuelles qu’ils prennent en se diffusant.

Les statistiques fournissent un moyen d’isoler les faits sociaux en ce qu’elles comprennent tous les cas particuliers indistinctement : les circonstances individuelles qui peuvent avoir un rôle dans la production du phénomène s’y neutralisent mutuellement et, par suite, ne contribuent pas à modifier les résultats globaux.

Les faits sociaux se répètent chez les individus parce qu’ils sont dans les collectifs, et non l’inverse. Un sentiment collectif, qui éclate dans une assemblée, n’exprime pas simplement ce qu’il y avait de commun entre tous les sentiments individuels. Il est une résultante de la vie commune, un produit des actions et des réactions qui s’engagent entre les consciences individuelles ; et s’il retentit dans chacune d’elles, c’est en vertu de l’énergie spéciale qu’il doit précisément à son origine collective. Si tous les cœurs vibrent à l’unisson, ce n’est pas par suite d’une concordance spontanée et préétablie ; c’est qu’une même force les meut dans le même sens. Chacun est entraîné par tous.

Ce sont des systèmes de normes rarement modifiables autrement que par un bouleversement social. Les faits sociaux ne peuvent être vraiment expliqués que par d’autres faits sociaux.

Lorsque la sociologie utilise des termes courants et connus de tous, elle ne peut en effet commettre l’erreur de se contenter de leur acception de sens commun, au risque de distinguer ce qui doit être confondu ou de confondre ce qui doit être distingué.

Types de
faits sociaux

Expérience collective qui dépasse l’expérience individuelle

Phénomène qui se répète avec une fréquence suffisante

Détermination de comportement

Contrainte sociale

Individus
et collectif

Un fait social :

  • s’impose le plus souvent aux individus de manière inconsciente ;

  • n’est pas un fait individuel général ou récurrent ;

  • est spécifique au groupe, car résulte de la vie commune ;

  • se diffuse dans le groupe ;

  • est indépendant des répercussions ou usages individuels ;

  • se répète chez les individus parce qu’ils sont dans le collectif, et non l’inverse.

Analyse des
faits sociaux

Objectivable, définissable

Causé et explicable par d’autres faits sociaux

Statistiques : neutralisation des circonstances individuelles, du hasard…

Définition d’un
fait social

Objectivable

Spécifique

Voisin de l’usage courant mais peut aboutir à une classification différente

Action sur les
faits sociaux

Difficilement modifiable ou dépassable

L’analyse de Durkheim au départ du suicide

Le suicide est donc le titre de l’ouvrage d’Emile Durkheim dans lequel il a développé la notion de fait social. L’ambition de Durkheim était alors de montrer l’intérêt et la spécificité de la sociologie, discipline qui n’en était qu’à ses débuts à l’époque et souffrait encore d’un manque de légitimité et de reconnaissance. Le choix de l’auteur d’étudier le suicide lui a été inspiré par l’idée suivante : si l’on peut montrer que cet acte, qui a toutes les apparences d’un choix individuel dans lequel la société n’intervient pas, répond d’un point de vue statistique à certaines régularités et est en réalité déterminé socialement, il sera fait la preuve que la sociologie est à même de définir et d’expliquer des phénomènes et des comportements humains par des causes sociales, et se différencie par là de la psychologie (qui étudie les processus mentaux à l’échelle de l’individu) et des sciences naturelles (qui a pour objet l’étude de la nature au sens écologique ou environnemental du terme).1

Lorsque Durkheim décide d’étudier le suicide, il cherche des sortes de mort qui rencontrent des caractéristiques assez objectives pour être reconnues de tout observateur de bonne foi, assez spéciales pour ne pas se rencontrer ailleurs, et assez voisines de celles que l’on attribue généralement au nom de suicide pour pouvoir conserver cette expression. Il réunit tous les faits, sans exception, qui présentent ces caractères distinctifs, et ne s’inquiète pas que la classe de phénomènes ainsi formée ne comprenne pas tous les cas que l’on appelle communément suicides, ou en comprenne que l’on a l’habitude de nommer autrement. Pour Durkheim, un suicide est dès lors « toute mort qui résulte médiatement ou immédiatement d’un acte positif ou négatif accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat ». Remarquons que cette définition ne fait pas intervenir la volonté de l’individu de se tuer, car il s’agit là d’un facteur trop difficilement observable et objectivable. De manière générale, il affirme qu’un acte ne peut être défini par la fin que poursuit l’agent, sauf éventuellement pour distinguer entre des variantes d’un même fait, car elle ne détermine que des différences secondaires entre des manifestations individuelles d’un fait social.

Une fois constaté que le suicide n’entretient aucun rapport déterminant avec la constitution physique ou psychologique de son auteur, Durkheim peut en revanche démontrer ses liens immédiats et constants avec certains états du milieu social. C’est ainsi qu’il établit quatre classes de suicides. Premièrement, le suicide égoïste intervient lors d’un défaut d’« intégration »2, i.e. lorsque l’individu n’est pas suffisamment rattaché aux autres (ex : célibataires). Deuxièmement, le suicide altruiste est déterminé par un excès d’intégration, d’où résulte que les individus ne s’appartiennent plus et peuvent en venir à se tuer par devoir (ex : armée, sectes). Troisièmement, le suicide anomique survient suite à un défaut de régulation, dans une société dont les normes sont moins importantes et plus floues, et où les désirs ne sont plus limités ou cadrés. Quatrièmement, le suicide fataliste est imputable à un excès de régulation et à des marges de manœuvre individuelles réduites. Le taux de suicide est ainsi conçu comme ne résultant que d’une force collective qui pousse les hommes à se tuer. C’est donc là un fait social dans sa plus pure acception : l’expression individuelle, le prolongement et la manifestation extérieure d’un état social. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’un même phénomène (le suicide) est ici expliqué par des conditions sociales très différentes (société trop ou pas assez intégrée, trop ou pas assez régulée).

Chaque suicide est un acte individuel, qui s’accomplit sans la conscience des autres suicides concomitants ; et pourtant, le nombre de suicidés est remarquablement stable dans le temps. Il faut donc que ces manifestations individuelles soient le produit d’une même cause ou d’un même groupe de causes qui domine les individus. Elles n’agissent pas les unes sur les autres ; et il n’y a entre elles aucun concert. Tout se passe cependant comme si elles exécutaient un même mot d’ordre.

Le taux de suicide ne peut-il pas s’expliquer par le simple fait que face à une même situation, les individus raisonnent en général de la même manière ? A cela, Durkheim rétorque qu’aucun malheur, aussi grand soit-il, ne détermine nécessairement un homme à se tuer, et qu’au contraire certains se donnent la mort suite à une épreuve que d’aucuns pourraient juger très peu grave. La régularité avec laquelle se produisent ces drames individuels ne peut donc expliquer celle du suicide.

Intégration

Régulation

Suicide égoïste

Suicide altruiste

+

Suicide anomique

Suicide fataliste

+

Exemples de faits sociaux dans divers domaines des sciences sociales

En sociologie et en sciences sociales de façon générale, la notion de fait social est fondamentale, comme nous l’avons vu. Afin d’illustrer cette notion, arrêtons-nous sur quatre domaines bien différents de la sociologie pour mieux comprendre les phénomènes étudiés par cette discipline, que l’on peut tous qualifier de faits sociaux.

1) Sociologie de la santé

La sociologie de la santé a pour objet l’étude des facteurs sociaux des maladies et l’analyse institutionnelle du monde médical.

Dans ce domaine de recherche, de nombreux faits sociaux peuvent être mis en évidence, en pointant des différences statistiquement notables entre l’état de santé dans les différentes classes sociales, par exemple. Citons-en trois exemples.

  • Dans les classes sociales favorisées, on souffre plus de mélanome (cancer de la peau) que dans les classes sociales plus pauvres, car les individus sont plus nombreux à s’exposer au soleil et à utiliser des machines de bronzage à rayons UV. Cependant, le ratio incidence/mortalité (c’est-à-dire le pourcentage de malades qui décèdent des suites d’un mélanome) est plus important dans les classes populaires et défavorisées, car on observe beaucoup plus souvent des retards de diagnostic et une moins bonne observance des traitements prescrits.

  • Les conditions de travail d’un individu peuvent avoir d’importantes conséquences sur sa santé. On remarque à ce propos que certains métiers, essentiellement pratiqués par des personnes issues des classes populaires, sont extrêmement dommageables car ils entraînent du stress, des traumatismes articulaires, une exposition à des produits toxiques, etc.

  • Dans les milieux ouvriers et populaires, on observe un paradoxe interpellant : en moyenne, les personnes de ces classes sociales défavorisées consultent moins le médecin que les franges plus riches de la population, et ce même quand la consultation est gratuite, alors qu’elles sont plus souvent malades. En effet, la perception morbide est socialement différenciée, c’est-à-dire que les sensations physiques sont sélectionnées et interprétées différemment selon qu’on est, ou non, culturellement en affinité avec le monde médical, son fonctionnement et sa vision du corps, de la santé et de la maladie. En d’autres termes, le vocabulaire et la culture médicale ne sont pas partagés de la même manière dans les différentes sphères sociales, les classes les plus favorisées étant les plus à même de comprendre et d’intégrer les diagnostics et prescriptions des professionnels de la santé, car ces derniers font partie précisément du même milieu social.

2) Criminologie

La criminologie est l’étude sociologique du crime et de la criminalité. Elle est intéressante à citer ici car elle est traversée de nombreux débats entre chercheurs d’époques ou de courants de pensée différents. Elle nous permet donc de faire la remarque suivante : bien sûr, les sciences sociales travaillent avec des concepts, des méthodologies et des balises stricts, qui ont été éprouvés au cours du temps ; néanmoins, elles diffèrent des sciences de la nature en ce qu’il n’existe en sociologie ou en psychologie aucune théorie ni aucun concept qui fasse l’unanimité, ou qui soit à l’abri d’une remise en question ultérieure par d’autres chercheurs.

Un exemple très parlant à cet égard est une controverse sur la différence entre les classes sociales en termes de criminalité.

  • D’un côté, il y a des théories qui visent à montrer que la criminalité est l’apanage des pauvres : par exemple, des penseurs socialistes, anarchistes et marxistes proposent une remise en question du capitalisme, puisque c’est selon eux un système social qui contraint les pauvres à lutter pour leur survie, lutte qui se fait souvent en transgressant les règles ; la criminalité est parfois conçue alors comme une révolte contre les inégalités économiques générées par le développement industriel.

  • De l’autre côté, certains affirment que toutes les classes sociales commettent des délits : la criminalité en col blanc est fréquente, et toute théorie qui associe crime et pauvreté devient donc obsolète ; tout le monde transgresse les lois, mais le contrôle social et les réactions institutionnelles différent d’une classe sociale à l’autre.

3) Sociologie des migrations

Dans cette branche de la sociologie qui étudie les flux migratoires ainsi que l’installation et la vie dans le pays d’accueil des migrants (politiques d’intégration, relations avec le pays d’origine, discriminations, etc.), les statistiques sont à nouveau très utiles pour mettre en évidence les positions sociales souvent défavorisées dans lesquelles se trouvent les migrants et les étrangers qui vivent en Belgique.

Parmi les nombreux constats opérés par les chercheurs dans ces matières, citons les tendances et chiffres suivants qui démontrent la discrimination des étrangers sur le marché du travail :

  • les étrangers sont en moyenne plus nombreux à être chômeurs, et ils le sont plus souvent pour une longue durée ;

  • les femmes étrangères sont plus nombreuses à être chômeuses que les hommes de même origine ou nationalité ;

  • certains métiers constituent des ‘niches ethniques’ (dans la métallurgie, les Européens du Sud sont deux fois plus représentés que les Belges ; dans le secteur primaire, les Asiatiques sont dix fois plus nombreux que les Belges) ;

  • les étrangers sont plus nombreux que les nationaux à exercer des ‘dirty jobs’, précaires et pénibles ;

  • les primo-arrivants sont davantage précarisés que les immigrés de seconde génération.

4) Sociologie de l’éducation

Terminons avec ce domaine de la sociologie qui concerne de près les jeunes de 3 à 18 ans : L’école est-elle socialement juste ? Le système scolaire offre-t-il une véritable égalité des chances à tous les enfants ?

Depuis de nombreuses années maintenant, la sociologie a montré très clairement que le milieu socioculturel d’origine des élèves a des conséquences extraordinairement importantes sur leurs résultats scolaires, et que l’enseignement n’est rien de moins qu’une institution de reproduction des inégalités sociales.

C’est probablement le sociologue français Pierre Bourdieu qui a le plus marqué par ces travaux les réflexions critiques que la sociologie peut faire à propos de l’école. Dans les différents ouvrages qu’il a consacrés à cette question, il démontre que l’accès à l’enseignement supérieur est inégalitaire du point de vue des classes sociales : les enfants issus de milieux populaires sont pénalisés et éliminés par le système scolaire, et ce d’autant plus totalement que l’on va vers les classes les plus défavorisées. Ce phénomène s’explique notamment par l’affinité entre la culture des classes sociales favorisées et des enseignants. L’école fonctionne formellement sur base du principe d’égalité, affirmant qu’elle ne fait qu’évaluer les dons, compétences et connaissances de tous les élèves. Mais en réalité, elle relègue dans certaines filières ou impose de nombreux redoublements à ceux pour qui les méthodes et les exigences pédagogiques ne sont pas accessibles en raison de leur milieu socialement et culturellement en décalage avec celui des classes dominantes. En effet, le système scolaire tient compte implicitement d’un grand nombre de capacités culturelles de départ que tous les élèves sont réputés détenir, alors qu’il n’en est rien (niveau de langage, capacité d’abstraction, stimulation de la lecture et de l’écriture par les parents, etc.).

On observe en Belgique que les élèves d’origine étrangère ont des résultats scolaires et des niveaux de diplôme nettement moins élevés que leurs camarades de classe belges. Ce constat fait l’objet d’interprétations divergentes, mais la plus courante est la suivante : l’échec scolaire de ces élèves immigrés s’explique par leur origine sociale, en moyenne plus défavorisée que celle des jeunes belges ; en effet, à situation socio-économique comparable, les immigrés réussissent aussi bien à l’école que les autres. Notons néanmoins que ce sujet fait l’objet de débats, puisque certains chercheurs estiment qu’il existe une discrimination spécifique sur le marché scolaire à l’égard des élèves étrangers.


Deuxième partie
– Faits sociaux et actions de prévention


La présentation qui vient d’être faite, si elle permet de recontextualiser utilement le concept de « fait social » ne doit pas conduire à un malentendu.

Il n’est en effet pas attendu des AMO qu’elles réalisent des travaux de sociologie pour théoriser sur des faits sociaux.

Le contexte théorique relatif aux faits sociaux indique en fait un mode d’approche qui peut être appréhendé simplement ; il conduit les Services d’action en milieu ouvert à être attentifs à un faisceau de dimensions :

  • l’aide éducative individuelle ne résout pas tout ;
  • les comportements individuels ne s’expliquent pas seulement par le caractère ou la situation particulière ; certains faits se répètent, ils révèlent l’action de la société sur les individus ; ils sont explicables par des causes qui les dépassent ; prévenir (plus exactement : mener des actions de prévention sociale), c’est identifier ces causes, agir sur elles pour tenter de transformer la situation sociale qu’elles ont produite.

Nous dirons que raisonner en termes de faits sociaux en matière de prévention, c’est être attentifs à ces dimensions.

Pour cela, la démarche prioritaire consiste à écouter les personnes3 ; pour autant qu’on les aide à entrer dans une démarche réflexive, leurs analyses de ce qu’elles subissent ou des mécanismes dans lesquelles elles sont prises contiennent souvent tous les matériaux qui sont nécessaires pour concevoir une politique de prévention.

Prenons un exemple

Ceci est un extrait de la retranscription d’un focus group organisé à l’intention de parents. Cette rencontre se situe dans le cadre d’un projet de prévention générale porté par plusieurs AMO et une asbl active dans le domaine de la santé. Ce projet porte sur les améliorations que peuvent apporter les services sociaux (dans le sens large du terme) dans leurs relations aux bénéficiaires les plus fragiles ; en effet, les services AMO constatent qu’il est parfois très difficile de toucher les personnes pour qui un soutien pourrait être important, et que dans leurs relations avec leurs bénéficiaires, les travailleurs ne savent pas toujours comment s’y prendre de manière pertinente. Ce focus group a été organisé avec des parents (en l’occurrence seules des mamans ont répondu à l’appel) dont on souhaite qu’ils éclairent les travailleurs sur les attitudes qu’ils attendent dans le chef des travailleurs sociaux, et sur celles qui, au contraire, les font fuir.

13 bénéficiaires sont présentes ; il s’agit d’une grand-mère qui s’occupe seule de sa petite-fille, de plusieurs mamans d’adolescents (entre autres, car il y a des familles nombreuses), et de jeunes mamans hébergées en maison maternelle.

L’entrée en matière se base sur l’invitation rédigée par une des mamans avec l’aide de l’AMO qui l’accompagne : « Afin de pouvoir aider les travailleurs sociaux à mieux comprendre certaines familles qui ne sont pas toujours soutenues, pas toujours écoutées, peut-être dans une situation de précarité, pas fort aidées…, vous êtes invités à venir nous donner votre témoignage concernant la distance entre nous, familles, parents, et les travailleurs sociaux. »

Dès les premiers échanges, la question du harcèlement scolaire apparaît.

Extraits du focus group

Une grand-mère : On vit dans un monde où on a la liberté de pouvoir exprimer ce qu’on a à dire mais plus j’avance, moi dans mon expérience, je ne sais pas ici, plus j’avance, un moment donné, pouf, on se heurte à un mur, on n’a plus le droit d’aller plus loin. On a l’impression qu’on vit dans un monde où finalement les gens qui sont bien, ils vont grimper et les autres et bien ce sont des illettrés, on en fera quoi ? Rien ! Moi je le vis au quotidien avec ma petite-fille, mais je vis au quotidien des choses qui me paraissent aberrantes. On a mis de choses en place à [Ville], les enseignants étaient là pour écouter une personne qui est venue de Mons exprimer ce qu’il avait à dire pour aider les enfants à grandir, à s’épanouir, mais malheureusement il n’y a rien qui a bougé, rien n’a été mis en place pour écouter les enfants, et nous étant parents quand on veut interpeller les personnes concernées, « oh stop ! Vous n’avez rien à dire, vous n’êtes pas », donc voilà, pour moi personnellement « on peut encore s’exprimer on peut encore dire quelque chose », et si on va trop loin on est fusillé du regard, on n’a pas le droit de s’exprimer, vrai ou pas ?

Les autres : Tu as raison.

La grand-mère : C’est pour moi quelque chose de difficile à vivre, pour moi je trouve ça difficile à vivre vraiment, les enfants qui ont été à l’école et puis les petits-enfants vont à l’école, et ben croyez-moi ou pas, pour les enfants c’est un calvaire de vivre ce que les parents ont vécu avant.

Animatrice – Ils sont héritiers de la misère que les parents ont eue c’est ça que vous voulez dire ?

La grand-mère : Absolument. (les autres acquiescent).

Animatrice : Particulièrement à l’école ?

Une maman : Oui à l’école particulièrement, mais il n’y a pas qu’à l’école, moi je vis en cité et je vous jure bien que ma gamine ne veut plus sortir, méchanceté d’autres enfants et de la mère, nous ne sommes plus en sécurité nulle part. Je suis d’accord et quand on veut mettre quelque chose en place ou quand on voit des choses qui ne sont pas logiques n’allez pas dire quoi que ce soit parce qu’on dira, « c’est elle qui a dit, c’est elle qui a sonné aux gendarmes, c’est elle qui a fait ci, c’est elle qui a fait ça » et vous êtes jugé. Alors qu’est-ce que vous faites ? Vous restez dans votre maison et vous tirez les volets et hop, tirez votre plan, on arrive à ça.

Animatrice : C’était qui la personne de Mons qui est venue parler à l’école?

La grand-mère : Monsieur Humbeeck, c’est une personne pour le harcèlement qui parle dans toutes les écoles, il est venu à [Ville] deux fois, les enseignants la première fois n’étaient pas là, la deuxième fois qu’il est venu les enseignants étaient là, tous les enseignants étaient dans le fond et les parents se trouvaient au-dessus. Il n’y a pas un enseignant qui a respecté ce que monsieur Humbeeck a dit et pourtant c’est un homme avec une intelligence, une culture incroyable, incroyable, il a même expliqué son passé, c’est un passé chargé aussi, mais je me dis qu’il faudrait des gens comme ça plus souvent pour ouvrir l’esprit à beaucoup de personnes parce que le harcèlement est un sujet très sérieux, voilà, voilà.

Une maman : Moi il y a deux ans ma fille elle a été confrontée à ça, ma fille de 15 ans, elle a 15 ans maintenant, il y a 2 ans elle a été confrontée à ça avec une autre fille avec qui elle avait fait toutes ses primaires à l’école, qui la harcelait, qui la frappait en douce, des petits coups là, comme ça, ou poser son sac sur son pied et que si elle bouge elle l’accuse d’avoir cassé son téléphone, ou la coincer sur un parking pour l’empêcher de passer, les insultes via même Facebook où j’avais pris des captures d’écran pour prouver tout ça. J’ai été taper du poing sur le bureau des éducateurs, du proviseur et je lui ai dit « Ce n’est pas possible, pendant deux ans, ma fille a vécu ça deux ans ». Ils ont dit « oui on va s’en charger et tolérance zéro pour le harcèlement, on va voir ». Et qu’est-ce qui a été fait, parce qu’au final, elles étaient trois avec ma fille incluse, envoyées au centre PMS ; est-ce qu’ils ont réglé quelque chose ? NON, le problème s’est réglé quand la fille en question est partie de l’école, mais ils ne l’ont pas virée, ils ont attendu ! Apparemment elle avait des problèmes et elle a été placée, car elle avait des problèmes dans sa situation familiale et ça a été tellement loin qu’elle a été en internat hors de [Ville] et c’est comme ça qu’elle a quitté l’école. Et ma fille respire beaucoup mieux maintenant.

La fille de ma voisine a dû partir à l’internat pour dire de savoir étudier et se concentrer tellement elle a été harcelée à l’école et dans la cité. Et l’école n’a pas bougé, que ce soient les éducateurs ou le proviseur ou quoi, ils disent tolérance zéro mais qu’est-ce qu’ils font ? Ils envoient les enfants au centre PMS et après et les parents ne sont même pas avertis que l’enfant va au centre PMS, alors que nous les tuteurs de nos enfants on est censés savoir où se trouvent nos enfants, pourquoi on n’est même pas au courant ? C’est ma fille qui me le dit quand elle rentre de l’école et je lui ai dit « mais qu’est-ce que tu fais au centre PMS », « Ha mais avec K. », c’est la fille qui l’a harcelée, je ne suis même pas au courant. Beaucoup de choses se font derrière le dos, oui, oui.

L’analyse que réalisent ces parents confrontés à une situation sociale difficile indique clairement le rôle récurrent que joue l’école dans la production et la reproduction des inégalités. Les mères qui s’expriment identifient des violences d’interaction subies par leurs enfants (on qualifie souvent ces violences du terme « harcèlement », parfois de façon inappropriée), qui viennent s’ajouter aux difficultés sociales et économiques de familles qui se sentent laissées pour compte. Dans leur expérience, les actions existantes (conférences, orientation vers le PMS) sont insuffisantes.

La question de prévention qui peut s’en déduire est par exemple la suivante : quelle action entreprendre à (et avec) l’école (avec qui, selon quelles modalités) pour faire réellement baisser ces violences d’interaction entre enfants ? On voit en effet dans ces récits que la mixité sociale ne se vit pas d’office vertueusement et qu’elle ne produit pas par elle-même une correction des inégalités4.

Ecouter pour comprendre les relations sociales

Dans cette logique, aborder les situations en termes de faits sociaux conduira sans doute, en matière de prévention, à se poser deux ordres de questions.

  • Quelles sont les conditions des pratiques, sont-elles réellement réunies par rapport à ce qui est attendu (et plus souvent exigé) des protagonistes ?

Le concept de vulnérabilité nous invite par exemple à réfléchir aux supports qui permettent de se construire comme des individus : supports sociaux (réseau de soutien socio-familial par exemple) ; ressources économiques plus ou moins suffisantes, plus ou moins garanties.

Lorsque ces supports sont fragilisés ou viennent à manquer ; lorsque, par exemple, pour reprendre ces termes de C. Mahy, on « vit dans le trop peu de tout de manière durable », bien des pratiques sociales deviennent problématiques, difficiles, parfois hors d’atteinte.

Dans une société qui est devenue individualiste, c’est-à-dire où il est attendu des individus qu’ils assument par eux-mêmes bien des devoirs sociaux, nous trouvons là une source de causes de difficultés clairement identifiable.

  • Comment les personnes sont-elles considérées ?

Dans les extraits du focus group ci-dessus, une autre dimension est mise en lumière par les personnes : sont-elles considérées comme des partenaires à part entière de l’action (ici éducative) ?

F. Tosquelles utilisait la formule très parlante de « partenaires de plein droit de l’action institutionnelle ». Leur capacité d’initiative est-elle admise ? Leur part d’autonomie et de liberté, respectée et encouragée ?

L’approche en termes de faits sociaux est ainsi indissociable d’une logique participative : il serait incohérent d’adopter dans l’approche préventive des attitudes (le manque de considération ; la non prise en compte des conditions des pratiques) qu’elle doit précisément combattre…

Catégoriser est utile et insuffisant

Insistons enfin sur un dernier point.

Réfléchir en termes de faits sociaux peut rendre attentifs à des catégories particulières.

Ainsi, il apparaît aujourd’hui que la tranche d’âge des 18-25 est soumise à des tensions spécifiques.

En effet, les conditions socio-économiques d’entrée dans l’âge adulte tardent de plus en plus à être réunies : il suffit de penser aux chiffres du chômage des jeunes. Par contre, dans d’autres domaines, la tendance est inverse : accès à la consommation, sollicitée de manière spécifique pour cette tranche d’âge comme pour d’autres ; abaissement de l’âge de la majorité sexuelle ; projet d’abaissement de l’âge du droit de vote, etc.

Cette tension exacerbée peut attirer l’attention sur une « catégorie » de jeunes construite en tant que telle et comme telle : ceux qui ne sont ni aux études, ni au travail, ni dans une formation professionnalisante (Not in Employment, Eucation or Training – NEET).

Mais cette catégorie n’est pas elle-même sans effets ; elle conduit par exemple à projeter ces jeunes dans une situation abordée comme triplement insuffisante, triplement négative.

Prévenir implique une réflexion sur ces effets ; on ne pourra en tout cas jamais se contenter de cette catégorisation : il faudra identifier les lieux de l’action qui sont déterminants dans la production de ces « manques » (qui sont souvent des rejets) et tenter d’inverser les mécanismes qui y sont actifs : par exemple les critères d’accès à la formation professionnelle et l’accompagnement qui est prodigué, les mécanismes qui produisent du décrochage scolaire, les discriminations à l’embauche ou les contradictions des processus de recrutement (comme l’exigence d’une expérience impossible à réunir).


Notes de bas de page

1 Aujourd’hui, certains sociologues relativisent l’extériorité des faits sociaux par rapport aux individus. Tel Bernard Lahire, « Formes sociales et structures objectives : une façon de dépasser l’opposition objectivisme/subjectivisme », L’Homme et la société, n° 103, 1992, p. 103-117.

2 Le terme est évidemment pris ici dans un sens différent que celui que lui donne Castel.

3 Bernard Lahire, dans l’article cité supra, rappelle en effet opportunément que les faits sociaux n’existent en réalité que mobilisés dans des relations sociales par des individus et des groupes qui sont eux-mêmes construits par ces relations.

4 Cf. J. Blairon et C. mahy (dir.) « Comment l’école a raté avec nous et pourquoi nous n’avons pas réussi avec elle », Recherche participative menée avec des familles soumises à la pauvreté ou à l’appauvrissement, https://www.intermag.be/539


POUR EN SAVOIR PLUS

*J. Blairon et C. Mahy (dir.) « Comment l’école a raté avec nous et pourquoi nous n’avons pas réussi avec elle », Recherche participative menée avec des familles soumises à la pauvreté ou à l’appauvrissement », https://www.intermag.be/539

*J. Blairon et C. Mahy (dir.), Politiques sociales et violence symbolique, La situation des « NEET », Louvain-la-Neuve, Academia, 2017.

*E. Durkheim, Cours de science sociale, leçon d’ouverture, 1888.

*E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2013 (1895), chapitre 1.

*E. Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 2013 (1897).

*B. Bufford, Parmi les hooligans, Paris, Poche, coll 10/18, 1994.

*J. Fastrès, « De l’hygiène physique à l’hygiène morale », Intermag.be, 2018, 
https://www.intermag.be/658 

*C. Grignon, « Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ? », La Vie des idées, 27 janvier 2015, ISSN : 2105-3030,  http://www.laviedesidees.fr/Une-sociologie-des-normes-dietetiques-est-elle-possible.html 

*B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives : une façon de dépasser l’opposition objectivisme / subjectivisme », L’Homme et la société, n° 103, 1992, p. 103-117.
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