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Le diagnostic comme action

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Quels rôles et quelles prérogatives ?


Le livre 1 du Code inscrit clairement la production du diagnostic dans le registre de l’action :

« La prévention est un ensemble d’actions, de type individuel et de type collectif, au bénéfice des jeunes vulnérables, de leur famille et de leurs familiers (…). Les actions de prévention s’inscrivent dans un territoire où elles sont articulées aux autres actions sociales existantes et résultent principalement du plan d’action triennal, élaboré sur la base d’un diagnostic social de la zone déterminée. »

La production d’un diagnostic qui est demandée aux services d’Action en Milieu Ouvert est d’emblée inscrite dans l’exigence d’une utilité sociale forte.

L’élaboration d’un diagnostic est la production d’un élément public, circulant au profit d’une action qui, visant la transformation des situations vécues par les jeunes vulnérables et leurs collectifs familiaux, est clairement politique, dans la mesure où nous avons identifié la politique dans une démocratie et l’action de transformation.

En tant que texte produit à destination publique, le diagnostic distribue et révèle des positions, incarnées dans la relation entre un destinateur (le producteur du texte) et un destinataire (celui qui en est le récepteur légitime).

En tant que texte circulant (par exemple adressé au chargé de prévention et au Conseil de prévention institué pour le territoire concerné), le diagnostic s’inscrit aussi dans des rôles et définit des prérogatives (Qui doit faire quoi ? Qui peut faire quoi ? Qui est invité à ? Etc.)

Il peut être utile de s’arrêter sur ces deux dimensions pour comprendre quel processus le diagnostic va permettre ou favoriser, au service de quelle utilité sociale.

Quel(s) destinateur(s), quel (s) destinataire(s) ?

Imaginons un instant une version formaliste du diagnostic.

Son processus équivaudrait à peu près à ceci : un « responsable de production » serait le destinateur (par exemple la direction de l’AMO) ; le destinataire pourrait être simplement l’instance de contrôle. La production du diagnostic aurait fonction de preuve (« on est en règle ») ; le texte distribuerait des positions de nature bureaucratique (il y a un contrôlé et un contrôleur). Au pire, le texte une fois produit et sa fonction étant remplie, il pourrait être oublié dans une armoire jusqu’à l’échéance prochaine – tant par le destinateur que par le destinataire.

Si nous suivons le processus proposé pour le diagnostic, nous nous trouvons face à une version très enrichie, qui se situe à l’opposé de la version formaliste.

Un destinateur multiple

Dans la version portée par le Code, le destinateur ne peut être que pluriel.

Il s’agit d’abord de l’équipe, puisque c’est elle qui est en charge effective des actions ; mais il s’agit aussi des jeunes vulnérables concernés, pour peu que l’AMO se soit rendue capable d’écoute, qu’elle ait consulté et concerté.

Nous retrouvons là ce que Marcel Hicter, déjà, décrivait comme relation d’animation, dans le contexte de ce qu’il appelait la démocratie culturelle.

« Le mandat de l’animateur concerne une communauté donnée et c’est au groupe qu’il doit des comptes : c’est le contrat moral. S’il a fait véritablement son travail, le groupe ou la collectivité doit pouvoir décider de la cessation ou de la prolongation de ses services. C’est à ce niveau que peut se constituer la cellule où s’exerce la démocratie culturelle. (…) Dans les faits, bien que le groupe soit le véritable employeur de l’animateur, c’est un tiers qui l’engage, le paie ou le congédie, qu’il s’agisse de l’État, d’une commune ou d’une association. L’animateur a deux employeurs : celui qui l’engage et celui pour lequel il est engagé.

Son action conduisant à l’autonomie du groupe, cette autonomie doit donc porter sur le libre choix des objectifs mais aussi de l’animateur et de ses relations avec le groupe.»1

Enfin, il y a les analyses produites par d’autres agents actifs dans le territoire ; elles seront d’autant plus à prendre en compte qu’elles auront elles-mêmes été produites dans une perspective et des modalités relevant de l’animation et de la démocratie culturelles. Il s’agit là d’un critère discriminant.

Un destinataire multiple

Le diagnostic qui est produit l’est pour un destinataire qui n’en est pas moins multiple.

Nous trouvons en effet l’équipe, puisque le diagnostic sera source vivante de l’action, référence pour elle, base d’évaluation de celle-ci.

Dans la mesure où l’AMO remobilise son ADN pour mener son enquête sur le territoire, on est fondé à penser que ses instances constitueront aussi un destinataire légitime, puisque leur rôle est d’être garantes des orientations librement décidées par l’association.

Les instances de contrôle restent bien entendu un destinataire, à qui il incombe de définir l’objet du contrôle : entre la vérification de l’existence d’un diagnostic et l’examen du type d’appui que le diagnostic fournit effectivement à l’action, il y a évidemment une grande distance – sans parler de méthodologies que l’on pourrait être tenté d’imposer.

La population concernée est tout autant un destinataire que l’équipe, en tant qu’elle est un des commanditaires de l’action.

Le fonctionnaire public qu’est le chargé est aussi un destinataire.

Nous employons le terme de « fonctionnaire public » dans l’acception que lui donne John Dewey2.

Mais il faut aussi insister sur le fait que le Conseil de Prévention est aussi un destinataire incontournable en tant qu’instance d’analyse de l’ensemble des diagnostics sociaux concernant le territoire.

Nous voyons ici que l’équipe, ou en tout cas son représentant, occupe une position hybride : destinateur, elle est aussi destinataire en position de décision des priorités d’actions sur le territoire.

Cette double position l’invite évidemment à prendre en tant que décideur un point de vue public tel que défini ci-dessus et à l’anticiper en rédigeant son diagnostic.

C’est la raison de la suggestion que nous avons énoncée comme suit :

« En conclusion, l’AMO pourra ordonner son plan d’actions, en distinguant celles qu’elle compte piloter en propre et celles dont elle estime qu’elles peuvent ou doivent se mener de manière plus large, notamment à l’échelle de la division ou de l’arrondissement. Cette dernière catégorie comprend les suggestions que l’AMO peut adresser au Conseil. »

On peut considérer comme un indicateur particulièrement révélateur le fait que les délibérations du Conseil en matière d’actions à entreprendre ne se mèneront pas dans une optique de concurrence (pour imposer ou faire financer une action propre à une AMO réduite à son rôle de destinateur particulier), mais en se plaçant au niveau des priorités non couvertes ou insuffisamment couvertes sur le territoire. C’est évidemment un tout autre point de vue que celui qui consisterait à étendre une action existante en se basant sur son intérêt « privé ».

Des rôles et des prérogatives

La réflexion sur le texte tel qu’il est produit peut être complétée par une analyse similaire qui porte sur l’action en tant que telle.

Un modèle équivalent peut être mobilisé pour mener cette réflexion.

En effet, les sociologues Callon et Latour ont proposé d’analyser une action donnée en recourant au modèle d’analyse textuelle élaboré par le sémiologue Greimas. Ce type d’analyse conduit à identifier des « actants ».

« Le modèle actantiel, dispositif de Greimas, permet de décomposer une action en six facettes ou actants.
(1) Le sujet (par exemple, le prince) est ce qui veut ou ne veut pas être conjoint à
(2) un objet (par exemple, la princesse délivrée).
(3) Le destinateur (par exemple, le roi) est ce qui incite à faire l’action, alors que
(4) le destinataire (par exemple, le roi, la princesse, le prince) est ce qui en bénéficiera. Enfin,
(5) un adjuvant (par exemple, l’épée magique, le cheval, le courage du prince) aide à la réalisation de l’action, tandis qu’un
(6) opposant (par exemple, la sorcière, le dragon, la fatigue du prince et un soupçon de terreur) y nuit. »3

La trame d’une action peut au moins partiellement être analysée comme suit : une quête est poursuivie (un actant remplira la fonction de sujet de la quête ; il s’agira pour lui d’être relié à l’objet de celle-ci) ; elle aura été sollicitée et sera susceptible de changer la situation (un destinateur a mobilisé, il a fait agir ; un destinataire en reçoit les effets) ; le sujet de l’action rencontrera des obstacles et des adversaires (des actants rempliront la fonction d’opposant4), il pourra s’appuyer sur des adjuvants (par exemple des alliés5).

On voit que le conflit est au cœur de cette représentation de l’action.

La mise en œuvre de ce modèle à propos d’actions à mener ou d’actions terminées permet de poser un certain nombre de questions discriminantes. Nous nous plaçons ici dans la perspective d’actions qui auraient été décidées par le Conseil de prévention.

A propos du destinateur de l’action : Qui a mobilisé ? S’est-il bien agi d’un « faisceau de destinateurs » mus par la recherche d’un point de vue « public » ?

A propos du destinataire de l’action : Qui a reçu les bénéfices de l’action, les groupes vulnérables ? Au-delà de ceux-ci, d’autres groupes sociaux ? Qui a été le destinataire indirect de l’action (par exemple tel service, tel réseau, telle institution qui a pu, par exemple, gagner en légitimité, en crédibilité…).

Qui a été ou sera le sujet de l’action ? Comment s’est-il constitué ? D’une manière ouverte ou en privilégiant des proches ?

Comment a été définie ou élaborée la quête ? A-t-on pu par exemple pointer un méfait que l’on veut faire cesser, un manque (de droits par exemple) que l’on se proposait d’essayer de combler, une conjonction du sujet et de l’objet que l’on voulait réussir (par exemple une mobilisation pour une transformation) ? Cette transformation a-t-elle une visée restreinte (corporatiste par exemple) ou plus générale (ce qui ne veut dire ni vague, ni indifférenciée)6 ?

Il sera aussi des plus intéressant de voir quels ont été les opposants et les adjuvants.

Notons enfin que le terme « actant », pour Callon et Latour, ne désigne pas d’office des humains, individus ou groupes.

La logique d’analyse inspirée par Greimas permet en effet de prendre en compte au titre d’actants des éléments qualifiés par Callon et Latour de « non-humains » – ce qui est omniprésent dans la littérature dite populaire (l’épée magique, le courage, la peur y sont des éléments agissant…) ; les « objets » non humains d’aujourd’hui sont souvent des concepts, des modèles, des modes de raisonnement : parmi les « opposants », par exemple, on peut trouver la logique managériale marchande imposée aux services publics et aux associations et dénaturant le sens de leur action ; le modèle d’efficacité instrumental (« objectifs/moyens/résultats ») imposant une conception de l’action technocratique ; un raisonnement d’auto-castration budgétaire (« les moyens sont limités ou inexistants, il faut s’y résigner… ») acceptant par avance la défaite…

L’essentiel est souvent présent dans l’attitude des actants professionnels, que Marcel Hicter qualifiait d’attitude d’animation.

« L’animation n’est pas seulement une méthodologie, encore moins une technologie, c’est un mode de transformation sociale. Elle se heurte à l’ordre économique, c’est la créativité contre le travail répétitif, c’est la prise de parole contre la hiérarchie, qui réduit, dépossède et aliène. Elle se propose enfin de redonner à l’homme la maîtrise de sa vie.

Un animateur engagé dans un processus de démocratie culturelle n’est pas un « technicien des relations », mais avant tout le militant d’un changement social. Il n’y a pas de démocratie culturelle sans engagement et il n’y a donc pas de démocratie culturelle sans suggestions d’engagement. (…)

Les travailleurs de l’animation noueront le dialogue avec les représentants des divers sous-groupes de la collectivité. Au niveau du pouvoir, il faut cependant la garantie de trouver des interlocuteurs valables traduisant véritablement la conscience sociale et la conscience culturelle des groupes. L’animateur global devra favoriser l’engagement et la création d’institutions reflétant un engagement commun à une collectivité ; d’autre part, il renouvellera constamment l’effort de démocratie afin que les les structures ne se sclérosent ou ne deviennent manipulation. On le définira dans sa dimension de disponibilité aux demandes, de son analyse dialectique des demandes, de son assistance de situation. » (pp. 291-292)

Si ce que M. Hicter définit comme « animateur global »7 convient sans doute à la mission de chargé de prévention, on voit clairement que l’exercice de cette mission dépendra aussi de la manière dont les actants seront définis et mis en interaction au bénéfice de l’action dans une cohérence de rôles, de prérogatives et d’attitude.


1 M. Hicter, « Animation et démocratie culutrelles », in Pour une démocratie culturelle, Fondation Marcel Hicter, 1980, p. 294.

2 Voir outil Réfléchir à sa posture ; le « public » y est défini comme « l’attention aux conséquences des transactions privées et leur prise en charge par des agents, des institutions qui veillent à l’intérêt général (qui sans doute n’est rien d’autre que l’intérêt partagé). »

3 Résumé effectué par Louis Hubert, cf. http://www.signosemio.com/greimas/modele-actantiel.asp.

4 Ils peuvent être très variés : un fait divers qui bloque les imaginations, un « air du temps » défavorable, une action menée dans un autre secteur, une décision politique inopportune, etc.

5 De la même façon on trouvera une énorme variété d’alliés possibles : une visite ministérielle qui attire l’attention, un article de presse favorable, un prix décroché dans un appel à projet, des partenariats avec un autre secteur…

6 Par exemple une action visant à offrir un meilleur accès à un équipement pour un groupe déterminé (mettons : des jeunes filles décrites comme « issues de l’immigration ») – visée restreinte ; une action en faveur de plus de mixité sociale et culturelle (visée plus générale).

7 Ce terme est équivalent à ceux d’« ensemblier » ou de « plaque tournante » qui sont utilisés ailleurs dans ce travail (voir outil Diagnostics sociaux et types de réseaux: tentative de clarification).

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