Construire un diagnostic social à propos d’un territoire met en jeu des opérations complexes qui imposent à son opérateur de réfléchir à la posture qu’il va prendre pour élaborer cette construction.
Cette posture va en effet être déterminante pour la production que l’on souhaite réaliser.
Prenons l’exemple le plus immédiat : parler de diagnostic « social », c’est évidemment évoquer une observation et une analyse des « faits sociaux » qui méritent réaction. Mais l’expression « diagnostic social » veut aussi dire « diagnostic élaboré à partir d’un point de vue/d’une position sociale ». L’équipe qui pose le diagnostic n’est pas elle-même en dehors du monde social ; elle doit réfléchir aux impacts de la position sociale qu’elle occupe sur le travail qu’elle réalise : son regard est configuré socialement, il doit pouvoir se déplacer, se transformer le cas échéant, pour voir ce qui est peu visible et échappe au sens commun.
L’objet du diagnostic et la position qui est prise pour le construire sont en relation
Le sociologue Bernard Lahire l’exprime bien lorsqu’il dit : « Il faut toujours revenir aux moyens que l’on met en œuvre pour parler tel que l’on parle »1.
Nous essayons d’indiquer dans cet outil quelques questions qui peuvent aider à réfléchir à la posture que l’on prend pour poser un diagnostic à propos d’un territoire.
De l’extérieur ou de l’intérieur ?
La première question est de réfléchir où l’on pense se situer en tant qu’observateur/analyste. Elle peut se formuler très simplement comme suit : « Est-ce qu’on se considère comme « au-dessus / ailleurs » de ce qui est observé, ou est-ce qu’on reconnaît qu’on fait partie de ce qu’on observe ? ».
Pierre Bourdieu a souvent critiqué la première option, qu’il décrit comme « objectiviste » ; il nous rappelle au passage que cette posture est liée aux positions sociales favorisées :
« L’objectivisme constitue le monde social comme un spectacle offert à un observateur qui « prend un point de vue » sur l’action, qui s’en retire pour l’observer, et qui, important dans l’objet les principes de sa relation à l’objet, le pense comme un ensemble destiné à la seule connaissance où toutes les interactions se réduisent à des échanges symboliques. Ce point de vue est celui qu’on prend à partir des positions élevées de la structure sociale d’où le monde social se donne comme une représentation (…) et d’où les pratiques ne peuvent apparaître que comme des « exécutions », rôles de théâtre, exécutions de partition ou applications de plans. »2
Pourquoi cette posture n’est-elle pas adéquate en matière de diagnostic social ?
Parce que, par définition, les violences peu visibles qui sont l’objet de la prévention, dont les effets s’ajoutent à ceux que produisent les violences de structure, ne peuvent pas être perçues « quand on se retire du monde social pour l’observer ». Par définition, ces violences « échappent aux regards comme aux sanctions »3.
Si un diagnostic social doit être posé, c’est bien parce qu’on postule que « quelque chose » n’est pas vu, pas visible ou encore fait l’objet d’un point de vue tronqué.
Ce « quelque chose » concerne :
- des groupes sociaux particuliers (des jeunes vulnérables en l’occurrence) ;
- des interactions dont le sens est à trouver au-delà de l’apparent.
Le travail d’observation et d’analyse doit donc se faire « de l’intérieur ».
Cette posture comprend :
- une obligation d’implication ;
- un recours à la participation.
L’obligation d’implication
Les agents qui cherchent à établir un diagnostic en adoptant une posture « de l’intérieur » peuvent faire leurs les postulats d’un Paul Goodman :
« 1. Le fait même que le problème soit étudié constitue un facteur de la situation. L’expérimentateur est un des participants à l’expérience, et cela déplace déjà le problème, en l’objectivant de façon utile.
2. L’expérimentateur ne peut savoir exactement ce qu’il cherche, il n’y a pas d’hypothèse préétablie à démontrer, car il espère qu’une solution imprévue sortira du rapport dialectique avec le problème.(…).
3. L’expérimentateur, comme les autres participants, est “engagé” ; il éprouve un besoin moral de parvenir à une solution, et par conséquent il est disposé à modifier ses propres conceptions et jusqu’à son propre caractère.(…).
4. Dès lors qu’il ne connaît pas l’issue, l’expérimentateur doit prendre le risque de la confusion et du conflit et mettre à l’épreuve des moyens inéprouvés. L’unique sauvegarde est de rester en contact étroit avec la situation concrète, d’être objectif et exact dans la façon d’observer et de rapporter les faits, et de se montrer rigoureux dans l’analyse. »
Ces postulats insistent sur le contact avec les situations concrètes ; sur la nécessité d’être « objectif » dans l’observation et le rapportage des faits (nous y reviendrons), mais aussi sur l’usage social de ce qui est produit : la recherche d’une solution.
Quel recours à la participation ?
Observer et analyser de l’intérieur, c’est aussi observer et analyser avec les premiers concernés, à qui on reconnaît une capacité à opérer un retour réflexif sur ce qu’ils vivent.
Cette participation peut se décliner selon plusieurs registres, dont :
-
l’écoute de ce que les jeunes vulnérables ont à dire ; cette écoute, si elle peut être ponctuée par des moments privilégiés, est surtout constituée par une présence et une confiance construites dans la durée ; c’est ce lien durable qui crée les conditions d’une expression des questions sociales qui traversent les groupes concernés ;
-
la consultation, qui repose sur le principe qu’il y a dans le vécu (par exemple de la pauvreté) des éléments d’expérience que seuls ceux qui sont directement concernés peuvent connaître ; ceci ne veut pas dire que seuls ceux qui vivent une expérience peuvent produire des connaissances à son propos, ni que ceux-ci sont dépositaires à son sujet du tout de la vérité ; comme pour tout un chacun et pour toute problématique, l’analyse collective, au départ de fragments de connaissance diversifiés voire hétérogènes, permet d’élaborer une connaissance plus riche d’une situation ;
-
la concertation, notamment à propos des solutions à apporter ; on constate souvent, en effet, que les groupes sociaux concernés par une problématique sont souvent consultés sur la question qu’il faut poser ou qui est posée ; moins, sur la réponse ou la solution à y apporter. Le diagnostic social tel qu’il est entendu ici ne peut guère s’accommoder d’une division du travail qui cantonnerait certains, les premiers concernés, dans l’opinion ou le témoignage ; d’autres, dans l’analyse ; d’autres encore, par exemple les politiques, dans la recherche de solutions.
En outre, il nous paraît utile de rappeler la différence entre la posture présentée ici et le défaussement : dans ce cas, le professionnel se décharge de sa responsabilité (d’écoute, de consultation et de concertation) sur la population pour laquelle il a mission de se mobiliser : « dites-nous ce qu’il faut faire » ou « quelle analyse faut-il faire du territoire »…
Objectiver, c’est croiser pour libérer
Dans la posture que nous suggérons ici, que signifie alors « objectiver » ?
Comme le suggère Bernard Lahire, il s’agit probablement de croiser, combiner, de façon aussi consciente que possible, des méthodes différentes, des voies d’analyses différentes, des processus différents (approche statistique, analyses opérées par d’autres groupes, comparaisons avec d’autres situations, apports de la science, etc.).
En confrontant ces résultats différenciés, on peut élaborer sur le territoire concerné des connaissances qu’on peut considérer comme « robustes ».
Ceci implique pour les agents qui élaborent ainsi un « diagnostic » une dernière obligation réflexive, celle de se demander quelles leçons ils peuvent tirer à leur propre propos du processus de construction de connaissances qu’ils ont mis en œuvre.
C’est en ce sens que l’observateur
« n’a quelque chance de réussir son travail d’objectivation que si, observateur observé, il soumet à l’objectivation non seulement tout ce qu’il est, ses propres conditions sociales de production et par là les « limites de son cerveau », mais aussi son propre travail d’objectivation, les intérêts cachés qui s’y trouvent investis, les profits qu’ils promettent. »4
Ce travail d’objectivation constitue bien une entreprise de libération, tout à fait en phase avec le décret qui porte le Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse :
« L’objectivant n’enferme pas l’objectivé — qui peut être un autre ou lui-même — dans une essence, un destin, comme le croient ceux qui ne voient dans l’objectivation, pour s’en réjouir ou le déplorer, selon la relation qu’ils entretiennent avec son objet, qu’une sorte d’épinglage de naturaliste ou de mise à l’index de moraliste. C’est en objectivant ce que je suis que je me donne quelque chance de devenir le sujet de ce que je suis ; et de même, en les objectivant, je donne aux autres les moyens de se faire les sujets de ce qu’ils sont. (…) en sorte que le travail d’objectivation, nécessairement collectif, qui rend explicite ces mécanismes, loin de constituer le chercheur en une sorte de juge suprême, supérieur et extérieur au champ qu’il analyse, prétend seulement à restituer aux individus et aux groupes le moyen de se réapproprier cette vérité que l’on dit objective parce qu’ils n’en sont pas pleinement les sujets et qu’elle ne peut être produite que par un travail collectif. »5
Interpréter, c’est opérer une double transformation
Nous avons proposé la définition suivante du diagnostic :
« Etablir un diagnostic veut dire dans notre contexte analyser des signes pour établir une prévision d’actions à entreprendre.
Les définitions proposées les différents dictionnaires pour le terme diagnostic évoquent en effet une « évaluation d’une situation et un jugement porté sur celle-ci » ou la trilogie « constat, prévision, jugement » ou encore « l’identification d’une situation par l’interprétation de signes extérieurs ». »
En croisant des méthodes et des processus d’analyse différents des signes auxquels on a pu se rendre accessibles, on est donc conduits à les interpréter collectivement.
Que peut-on entendre dès lors par le terme « interpréter » ?
Nous proposons de considérer que l’interprétation des signes va leur faire subir une double transformation.
La première transformation consiste à traduire les « épreuves personnelles » subies par un ou des groupes vulnérables dans le territoire, en situation, en « question de nature publique », c’est-à-dire en question qui dépasse la seule sphère privée des individus. Lorsque cette traduction est réussie, cela veut dire que les « transactions privées » qui concernent ces groupes sont considérées comme engageant une responsabilité collective au-delà de ces groupes.
Ce qui leur arrive devient en quelque sorte l’affaire de tous.
Prenons l’exemple de la difficulté de tant de jeunes à accéder à un emploi. Ce fait n’est plus considéré comme un problème qui concerne chaque individu (dans ce cas, il lui revient de « trouver » un emploi, de s’activer si tel n’est pas le cas, c’est en tout cas considéré comme « son » problème), mais comme un fait de « structure sociale » : le marché du travail est violent et excluant ; des actes de discrimination peuvent y être posés ; les exigences des employeurs peuvent être inutilement excessives ; des fonctionnements cachés peuvent s’avérer déterminants (le caractère inaccessible du permis de conduire par exemple) ; la formation préparatoire peut se révéler trompeuse ou inefficace, etc.
John Dewey appelle « le public » l’attention aux conséquences des transactions privées et leur prise en charge par des agents, des institutions qui veillent à l’intérêt général (qui sans doute n’est rien d’autre que l’intérêt partagé).
Il donne l’exemple éclairant du moment où « porter préjudice à autrui et infliger une sanction pour un préjudice reçu étaient des actes qui correspondaient à des transactions privées. Ils incombaient à ceux qui étaient directement concernés et à personne d’autre. »6
Il rappelle cependant que « les conséquences d’une querelle ne restaient pas confinées à ceux qui étaient immédiatement concernés » : des dettes d’honneur, des vendettas s’étendaient à de nombreuses personnes, parfois sur plusieurs générations.
« La reconnaissance de cette implication durable et étendue et celle du tort qu’elle apportait à des familles entières engendra un public. La transaction cessa de concerner seulement les deux parties immédiatement engagées. Ceux qui étaient indirectement affectés formèrent un public qui prit des mesures pour protéger ses intérêts en instituant un accommodement et d’autres moyens de pacification afin de circonscrire le trouble. »7
Le passage au « public » implique donc la prise en compte des conséquences indirectes de transactions privées par des institutions qui protègent l’intérêt partagé : elles visent à « contrôler le comportement occasionnant sérieusement du malheur ou empêchant le bonheur. »8
Les actions de prévention, dont l’établissement collectif d’un diagnostic, ressortissent à pareille attention aux conséquences indirectes de transactions privées ; certaines d’entre elles cessent d’être l’affaire de quelques-uns pour devenir du ressort de tous. C’est évidemment le cas lorsqu’elles concernent des droits.
La deuxième transformation est une migration d’espace.
Puisque le diagnostic a pour fin des actions de transformation, la ou les questions qu’il pose passent de l’espace social à l’espace politique.
L’espace politique est en effet celui des actions de transformation qui peuvent apporter une réponse au problème posé, comme le soutient Benjamin Barber :
« Le domaine politique est d’abord et avant tout le domaine humain de l’action. (…) Par action nous entendons, par exemple, la construction ou la fermeture d’un hôpital, la déclaration d’une guerre ou d’un armistice, la création ou l’ajournement d’un programme social – en d’autres termes, faire (ou ne pas faire), créer (ou ne pas créer) un événement dans le monde physique qui contraint le comportement humain, change l’environnement ou affecte matériellement l’univers. Là où il n’est pas d’action (voire de non-action ou de conséquence), il n’est pas de politique.
L’identification action/politique semble peut-être évidente, cependant du point de vue libéral on constate une tendance à voir la politique comme une chose en place ou une série d’institutions – au mieux comme quelque chose fait par les autres (politiciens, bureaucrates, responsables de partis, électeurs) – et à sous-évaluer la mesure dans laquelle l’action englobe l’organisation, l’énergie, le travail et la participation. »9
Cette migration dans l’espace politique impose au collectif qui pose le diagnostic de se poser une série de questions spécifiques, comme le niveau de pouvoir qui est concerné, l’instance qui peut apporter une réponse légitime, les alliés qui sont mobilisables, la prise en compte des spécificités du temps politique, etc.
La question de la posture qui est adoptée pour réaliser un diagnostic concerne donc le type d’objectivation qui est mis en œuvre (de l’intérieur ; de façon impliquée ; de façon participative ; en croisant collectivement les processus et méthodes), mais aussi la capacité à faire porter sur les faits constatés une double transformation : faire considérer une situation problématique comme relevant du « public » / la faire migrer dans l’espace politique.
Un exemple
La situation se passe dans une ville moyenne.
Une petite place est entourée d’établissements HORECA fréquentés majoritairement par des touristes. La situation se passe en été ; il fait très chaud.
Des « incidents » s’y produisent du fait qu’un groupe de jeunes habitant les environs consomme des boissons alcoolisées sur un des bancs publics ; ce sont eux qui achètent les boissons dans un commerce, ils les amènent sur place. Un « sentiment d’insécurité » est exprimé par les commerçants, même si aucun fait répréhensible n’est perpétré. On évoque « une situation tendue » et le bourgmestre prend un arrêté de couvre-feu interdisant tout rassemblement sur les lieux au-delà de 22 heures.
L’analyse met en avant le fait que les jeunes concernés appartiennent à des familles qui habitent les rues avoisinantes, dans des logements trop exigus et proches de l’insalubrité.
Les interactions sociales qui font l’objet du problème révèlent un rapport de force : Qui peut imposer l’usage légitime de l’espace public ? Les commerçants ? Les touristes ? Les habitants ?
Au-delà du sens apparent (des « incidents »), se révèlent dans cette situation les conséquences indirectes d’une politique de logement insuffisamment régulée (les familles sont victimes de « marchands de sommeil »), ainsi qu’une politique jeunesse peut-être trop timide (il n’y a pas de maison de jeunes dans cette ville). Le droit à une vie digne, à l’accès à la culture ou aux loisirs ne semble guère respecté pour tout le monde.
La stigmatisation des jeunes s’ajoute à ces violences de structure : ils sont considérés comme des « fauteurs de troubles », mettant en danger d’honnêtes citoyens. Le couvre-feu jette un voile d’ignorance sur leur situation réelle.
Il s’agit de porter au jour cette situation comme une « question publique » : les conséquences indirectes des politiques existantes (en l’occurrence absentes), les inégalités qu’elles produisent ou dont elles s’accommodent sont bien du ressort public.
Celles et ceux qui démontreront que la problématique dépasse la sphère des transactions privées devront encore choisir et faire choisir entre plusieurs scénarios possibles dans l’espace politique : par exemple accepter un traitement sécuritaire de la problématique ; obtenir la création d’espaces de loisirs collectifs ; faire intervenir la puissance publique sur le marché du logement…
1 B. Lahire, « Formes sociales et structures objectives : une façon de dépasser l’opposition objectivisme/subjectivisme »,
https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_103_1_2617
2 P. Bourdieu, « Le Sens pratique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol.2, n°1, février 1976, p.43.
3 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, cité dans l’avis n°50 du CCAJ.
4 P. Bourdieu, « Sur l’objectivation participante. Réponse à quelques objections », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 23, septembre 1978. Sur l’art et la littérature. pp. 67-69,
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1978_num_23_1_2609
5 Idem, ibidem.
6 J. Dewey, Le public et ses problèmes, Paris, Folio essais, 2015, p. 96. La parution originale date de 1946.
7 J. Dewey, op. cit., p. 96.
8 Idem, p. 98.
9 B. Barber, Démocratie forte, Paris, Desclée De Brouwer, 1997, p. 141.